La faute à Georges

Année: 
2012

Je l'avais acheté chez un brocanteur, le genre d'endroit où on trouve de tout si on prend bien le temps de chiner, comme on dit. Moi, je passais par hasard parce qu'on avait mangé le midi chez la mère de Josette et qu'on était sorti pour prendre l'air et digérer un peu, surtout que la poule au pot comme la fait la mère de Josette, ça reste sur l'estomac. On est donc passé devant cette brocante et on est entrés. C'est là que je l'ai vu : un chouette banc, vert sombre, en fer ornementé et tout et tout. Un vrai banc public, un qu'on pourrait trouver dans un square ou sur la place du village.

Les bancs, j'ai jamais trop été passionné par. C'est vrai que pour poser ses fesses pour lire le journal ou grignoter un bout, c'est toujours agréable. Mais de là à m'en payer un ! Tiens, on me l'aurait dit qu'un jour, moi, Louis Pieuront, 53 ans, demeurant 6 rue des tilleuls, sain de corps et d'esprit, achèterais un vieux banc public pour mettre dans mon jardin, au fond, à côté du bassin à poissons, j'aurais bien ri et je me serais même moqué. Mais voilà qu'une demi heure plus tard, même pas, je roulais dans ma bagnole, le banc dans la remorque et qu'une autre demi-heure après, le banc se trouvait à la place que j'ai déjà dit, dans le jardin, au fond, à côté du bassin.

Ma femme, elle avait été ravie parce que ça lui faisait un coin pour lire tranquille et que c'était plus confortable qu'une bête chaise de jardin et que, pour un peu, elle disait, on se serait cru à la capitale.
Mais voilà qu'un jour, elle vint me voir pour me dire :

- Louis, il y a des gens sur notre banc.
- Des gens ? que j'ai demandé.
- Oui. Et ils s'embrassent.
- Ils s'embrassent ?

Ni une, ni deux, je laissai tomber ce que je faisais et me précipitai au salon, parce que de là avec la baie vitrée on voit bien le jardin et le banc. Josette avait raison. Il y avait bien deux gens, des jeunes, qui s'embrassaient, les jambes entremêlées et les mains pas là où il faut, sur mon banc, dans mon jardin, à moi, Louis Pieuront. J'ai poussé une de ces gueulantes ! Ils n'ont même pas eu peur, à peine s'ils ont sursauté. Ils se sont juste levés, comme ça, comme si de rien n'était, avec juste un petit air de dédain pour ma pomme.
L'incident aurait pu en rester là si, dès le lendemain, Josette ne m'avait pas dit :

- Louis, il y a encore des gens sur notre banc.
- Encore ?
- Oui. Et ils s'embrassent.

Alors là, j'aime autant vous dire que je suis devenu rouge. Je suis arrivé dans le jardin comme un cheval fou. Sur le banc, il y avait deux jeunes mais c'en étaient d'autres. La veille, c'étaient un grand brun et une petite rouquine, là c'étaient un blond et une brune, des boutonneux. Je leur ai gueulé que où est-ce qu'ils se croyaient, que mon jardin, c'était pas un square et ils sont partis en pestant, même que l'un d'eux a dit :"On ne peut jamais être tranquilles".

L'après-midi, j'étais résolu à trouver une solution, acheter un chien, un gros ou une clôture électrifiée, une grande, quand ma femme est venu me voir. A son air embêté, j'ai compris ce qu'elle voulait me dire avant même qu'elle ne l'ouvre. J'ai couru jusqu'au jardin. Ils étaient encore deux sur mon banc. Toujours des jeunes, sauf que là, c'étaient deux mecs et qu'ils s'embrassaient comme si l'un d'entre eux était une fille. Je leur ai crié qu'ils devaient aller faire leurs saloperies ailleurs et que si ça continuait, je leur lâchais le chien aux fesses, que je l'avais pas encore mais que j'allais pas tarder à en acheter un, un gros. Ils m'ont traité de réac et sont partis chacun la main dans la poche de l'autre.

Il s'était passé même pas une heure que sur mon banc, j'en trouvai pas deux mais trois des jeunes. Deux garçons, une fille, même que la fille, elle embrassait les garçons l'un après l'autre et ça n'avait l'air de déranger personne. Je les avais pas foutus dehors depuis deux minutes que je trouvais sur mon banc quatre jeunes, que des filles, et qui s'embrassaient à tout va, comme si elles n'arrivaient pas à respirer toutes seules. J'allais leur dire ma façon de penser à moi, à ces dégénérées quand ma femme est venue me voir pour me dire qu'il y avait plein de jeunes au portail.

Je fis le tour de la maison, un peu abasourdi. Il y avait devant chez moi une longue file d'attente, que des jeunes, par groupe de deux, trois ou quatre, parfois cinq, qui se tenaient la main, qui étaient bras dessus dessous ou qui se regardaient dans le blanc des yeux comme s'ils espéraient y trouver quelque chose. Ma femme, elle regarde trop la télé, elle a tout de suite vu le pire, elle a voulu qu'on appelle les flics. Moi, j'ai pas besoin des flics pour régler mes problèmes chez moi. Alors je leur ai crié qu'ils n'avaient rien à faire là, que c'était une propriété privée. Ils se sont mis à crier aussi, qu'un banc public, ça appartenait à tout le monde. Je l'avais pourtant acheté ce banc et pour pas donné en plus. Mais les jeunes, ils voulaient rien entendre. J'ai regardé autour de moi, si quelqu'un du lotissement passait par là pour qu'il m'aide à les envoyer faire ça ailleurs, sous la couette ou à l'arrière des taxis, comme ils voulaient.

C'est là que je remarquai une deuxième file d'attente devant le portail de mon voisin. Il n'y avait pas de couples dans celle-là, simplement des gens seuls avec un chien. Je laissai Josette m'attendre cinq minutes, la convaincant de ne pas appeler les flics avant mon retour et j'entrai chez mon voisin. Dans son jardin, au fond, à côté d'un massif de fleurs et d'un nain de plastique, il y avait un réverbère, un vrai, comme on en trouve dans les villes et tout autour l'herbe si verte était devenue jaune et ça sentait la pisse à plein nez. Mon voisin que j'avais connu si soigneux de sa pelouse avait l'air de s'en fichtre complètement. Pire, il laissait même les chiens de ces gens, de ces inconnus, faire leurs besoins sur son réverbère.

- Oh, voisin, qu'est-ce qui t'amène ? qu'il me demanda avec un grand sourire.
- C'est qui tous ces gens ? C'est quoi ce réverbère ? que je lui demandai.
- Ca, mon vieux Louis, c'est une mine d'or. Figure-toi que ce réverbère que j'ai trouvé dans une brocante, c'est celui où Nino Ferrer allait faire uriner son chien.
- Mirza ? Mais comment tu sais ça ?
- Je l'ai fait expertiser pardi. Il y a des tas d'experts pour les chanteurs morts.
- D'accord pour le réverbère mais pour les gens ?
- Ca, c'est la part de mystère. Je ne sais pas comment ils le savent mais les chiens veulent absolument uriner dessus. Ils font même des détours énormes pour venir. Plus aucun chien ne pisse sur un autre réverbère à 10 km à la ronde.
- Incroyable.
- Oui, hein ? Alors tu penses bien, moi, j'ai flairé le filon. Je fais payer 20 euros le pipi et 50 le caca. Et les gens payent ! Avec Gisèle, on vient de se faire installer un home cinéma dans la chambre.
- Mais alors moi, mon banc avec tous ces jeunes qui viennent se bécoter ?
- Crois-moi, c'est sans doute celui où un chanteur venait poser ses miches. Je peux t'envoyer l'expert si tu veux.

L'expert, il est venu, évidemment, et il a prouvé par a + b que c'est là que Georges Brassens avait écrit sa fameuse chanson. Il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre que je pouvais en tirer un bon tas de pognon. Alors depuis, je fais payer 20 euros le droit de venir se bécoter sur mon banc, je fais même une petite réduction pour les groupes nombreux. Et tout le monde est content. Sauf ma femme qui vient souvent râler qu'elle ne peut plus lire tranquille sur le banc. Ce n'est pas ma faute que je lui réponds « C'est la faute à Georges ! ».