Branle-bas à l’hôtel de la Placette. L’édifice tremble comme une feuille sous des coups sourds et déterminés. Le vacarme a inondé tout le quartier. Soudain, les coups redoublent, avant de s’arrêter net, conclus par un cri de satisfaction : au premier étage, Julot, ouvrier-peintre en bâtiment, est parvenu à bout d’une ouverture dans une cloison résistante. Julot se redresse, s’étire, masse ses biscoteaux endoloris sous sa marinière poussiéreuse, puis s’assied sur le rebord de la fenêtre, allume une cigarette, et expire longuement la fumée, le regard perdu aussi loin que le lui permet l’enfilade des bâtiments de la rue de l’Espérance.
Il n’a pas toujours été ouvrier, Julot. Son vrai métier, c’est matelot. Dans le temps, il était marin à bord du Pétillant, un sous-marin chargé du contrôle des eaux continentales françaises. Responsable des ballasts, il veillait au bon équilibre du navire entre les eaux. La vie sous la mer à bord du Pétillant était rythmée par la régularité des journées et des nuitées reconstituées d’après les éphémérides terrestres. Le commandant, soucieux d’harmoniser les relations entre les hommes de l’équipage, avait instauré des règles élémentaires visant à éviter toute discrimination : le port de l’uniforme était obligatoire, et tous les matelots s’appelaient Julot. L’équipage était organisé en trois bordées qui se relayaient toutes les quatre heures : quatre heures de travail, quatre heures de loisirs et quatre heures de sommeil. Pendant ce dernier quart, l’activité de l’équipage était foisonnante. Les marins rêvaient, et leurs songes prenaient forme au-dessus des corps assoupis, matérialisés dans des sphères aux contours plus ou moins flous. Comme des bulles de savon, les rêves s’élevaient dans les cabines, se perdaient dans les coursives, et finissaient par éclater pour laisser la place à d’autres phylactères oniriques. Les marins éveillés qui voyaient défiler ces images s’en inspiraient pour alimenter leurs propres songes, et petit à petit, phénomène bien connu de tous les sous-mariniers, les rêves des matelots s’uniformisaient. Le rêve en vogue lors de la dernière plongée de Julot était celui d’une femme. Personne ne savait qui avait introduit une telle vision à bord du Pétillant. De mémoire de sous-marinier, jamais un songe ne s’était propagé aussi vite au sein d’un équipage. Dans tous les couloirs flottaient des images d’une femme menue, souriante, aux cheveux blonds, portant de petites lunettes à monture colorée. Les rêves remontaient jusqu’aux postes de pilotage et le commandant, qui avait craint pour le bon moral de l’équipage dès l’apparition des premiers rêves érotiques, avait désigné dans chaque bordée un équipier de confiance pour traquer les bulles véhiculant des fantasmes subversifs.
Les images de la femme avaient envahi les pensées de Julot, et le poursuivaient jusque dans ses quarts d’éveil. Il la dessinait pendant son quart de loisirs, caressant son visage de la pointe du crayon, retouchant ça et là un détail caractéristique. Au travail, il s’imaginait naviguant dans sa longue chevelure, reprenant un peu d’air pour toiser les ondulations de sa surface, ou bien avalant de l’eau pour plonger et s’envelopper dans la douceur de la soie. La femme des songes de Julot s’appelait Mireille, et il aimait l’entendre murmurer son nom avec douceur, Julot. Dans les coursives du Pétillant, les bulles oniriques furent bientôt toutes animées de tendres paroles.
Les journées se succédaient, et, à mesure que le sous-marin s’enfonçait dans les profondeurs du golfe de Gascogne, les effigies de Mireille à son bord devenaient plus précises. Le matelot boulanger rêvait d’une Mireille dévorant une miche de pain à peine sortie du four ; de la cabine du marin climatologue filtraient les rires de Mireille mêlés à la diffusion du bulletin météorologique. Bien souvent, ces images et ces sons parvenaient jusqu’à Julot. Mais ces attentions qui ne lui étaient pas destinées, ces intonations qu’il ne reconnaissait pas dans la voix de Mireille, toutes ces bulles gonflées d’un amour unanime le firent peu à peu glisser dans l’amertume. Un jour, il intercepta l’image d’une Mireille pâmée devant le mécanisme de distillation de l’eau de mer. Diantre ! Qui rêvait de cela ? Aveuglé par la jalousie, il abandonna ses ballasts pour remonter le fil de ces bulles absurdes qui le menèrent tout droit dans la cabine du marin chargé de la production d’eau potable, et réveilla sans ménagement le matelot en pleine activité onirique. Cet égarement valu à Julot un blâme pour désertion de quart. Plus tard, il fut surpris au poste de commandement, les yeux cernés de fatigue, le cou et le visage bouffis par l’excitation, alors qu’il manœuvrait boutons et leviers destinée à la programmation des phases diurne et nocturne, dans le but de supprimer du sommeil des matelots le cycle du rêve. Julot fut arrêté puis enfermé. Il retrouva ainsi la paix pendant le dernier mois de navigation, seul à seul avec ses propres rêves.
Renvoyé de la Marine Nationale, après avoir purgé une peine exemplaire au centre pénitentiaire militaire de Brest, Julot se mit en quête de Mireille. Mais où la trouver après ces longs mois d’absence ? Ils avaient prévu de s’installer ensemble dès le retour de Julot. Julot aurait trouvé un travail sédentaire, et Mireille rêvait d’ouvrir une boutique de cadeaux et souvenirs. Lorsqu’elle évoquait ses projets, les yeux de Mireille roulaient de malice et s’emplissaient de flocons blancs, entraînés par les tourbillons d’un vent liquide. Puis les flocons retombaient, l’un après l’autre, découvrant la forme d’un monument emblématique. La tour Eiffel ! Paris ! Julot décida que Mireille ne pouvait l’attendre ailleurs, et débarqua en quelques heures à la capitale.
“ Deux euros cinquante le petit modèle, cinq euros avec feu tournant ”. Le matelot hésite, repose sur l’étalage de devanture la bulle de verre remplie d’eau, de neige et d’une tour Eiffel, et entre dans la boutique de la rue de l’Espérance, au rez-de-chaussée de l’hôtel de la Placette. Au milieu d’une kyrielle de figurines en caoutchouc se tient une petite femme brune, aux cheveux bouclés et aux lunettes à monture d’écaille. C’est grâce à l’enseigne de la boutique, “ La bulle au bois dormant ”, que Julot a reconnu Mireille, qu’il a compris qu’elle l’attend. Si elle a changé son apparence, c’est sans doute pour échapper au harcèlement de tous les Julots revenus de plongée pleins des rêves qu’ils lui avaient volé. Mais le destin a voulu que Julot trouve du travail tout près de Mireille, et ça ne peut pas être une coïncidence. Sous une escadrille de bois suspendue au plafond, engourdi par l’émotion, Julot se balance d’une jambe sur l’autre, et finit par s’approcher de la femme :
“ Mireille, c’est moi, c’est Julot ! ”
Florence ELIAS