Gaby blues

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Année: 
2005

C’est toujours comme ça au mois de novembre. La pluie fait semblant de s’arrêter pour redoubler d’ardeur l’instant d’après, juste au moment où les passants, coincés à l’abri des portes cochères, décident de poursuivre leur chemin. Cou enfoncé dans le col de leur imperméable, ils se hâtent. L’heure du couvre-feu n’a pas sonné mais on ne sait jamais… Les transports fonctionnent si mal et pas question, pour la plupart, de s’offrir un taxi. Et même que si, faudrait pouvoir en dénicher un de taxi en maraude ! Ils se font rares. Le carburant est hors de prix, quand on en trouve, au marché noir. Sans p’tites combines, on n’irait pas bien loin par les temps qui courent…

 

Jean en a des combines, lui ; des tas de combines. Il a appris à se débrouiller. Ce n’est pas avec les cachetons qu’il tire de ses photos qu’il pourrait vivre : tout juste de quoi se payer de la pellicule. Avant, on pouvait voir venir avec un ou deux clichés à sensation négociés à prix fort pour Détective ou Cinémonde. À présent, il faut compter avec la censure et les journaux sont en disette de papier. Restent les filatures et les enquêtes en tous genres. Par chance, les cocus n’ont pas déserté avec l’armistice. Et la délation, épreuves à l’appui, fait le bonheur des fouille-misère.

La planque d’aujourd’hui n’a rien donné. Une journée fichue dans ce quartier pourri. Heureusement qu’il a croisé Gaby. Elle tapinait près du troquet au coin de la rue, qui est un peu comme son chez elle, dans l’attente d’un client transi. La pluie est d’ordinaire bonne rabatteuse.

Jean aimait bien Gaby. Elle lui servait, à l’occasion, d’auxiliaire de renseignements. Les filles ont des yeux et des oreilles. Et de la jugeote. Pas que de la fesse. Jean, qu’elle appelait "P’tit Jean" pour lui montrer de la tendresse, accepta de monter. Non pour la bricole, ce n’était pas son genre. Il avait d’autres appétits. Ses copains en ricanaient parfois. Sans preuve. Mais il savait les faire taire d’un grand coup de gueule. On redoutait ses colères, pousse-au-crime dit-on.

La chambre de Gabrielle était à deux pas du bistrot. Jean la suivit, comptant se réchauffer un peu, après s’être assuré que personne ne les avait vus ensemble. «Discrétion, fillette. Faudrait pas mélanger affaires et sentiments» avait-il dit en lui fermant les lèvres de l’index. Il était beau gosse. Et le mystère qui l’entourait attirait Gabrielle. Elle était belle aussi, comme savent l’être les rouquines sûres d’elles. Sa chair était laiteuse, sa poitrine une fête. Les privations de ces années d’occupation creusaient à peine ses joues piquetées d’éphélides.

Elle avait tiré les rideaux de la fenêtre qui donnait sur la rue. Une rue d’où s’élançait une volée d’escaliers, partagée en son milieu par une rampe double où glissaient autrefois les gamins ; quand les gamins avaient le temps de jouer à la guerre, pas de la faire pour de vrai comme maintenant. Elle lui servit du vin, un blanc un peu sucré des rives de la Moselle qu’un amant vert-de-gris venait de lui offrir. Puis elle se mit à l’aise, accompagnant d’une voix rauque un blues des années trente que déroulait le gramophone : "O please, don’t shake me up…"

«Ne me secouez pas, je suis emplie de larmes

De grâce en repos laissez-moi,

Voyez les bleus de l’âme

Et mon corps est si las»

Ensuite, tout avait basculé. Comme dans un rêve ; ou dans un film au Grand Rex, sur les Boulevards. Elle n’aurait pas dû rire. C’était de sa faute, après tout. Lui, n’avait rien demandé. Juste un peu de chaleur. De l’amitié aussi. Elles sont toutes pareilles…

Mais c’était bien fini. Maintenant qu’elle était partie, Jean pouvait se détendre. Il avait ouvert la fenêtre, sans se soucier du froid. La pluie venait de s’arrêter pour de bon. Elle avait réussi à chasser les badauds du Faubourg. En face, le halo blême d’un réverbère se reflétait sur les degrés mouillés de l’escalier. Jean se roula une cigarette. Un reste de tabac trouvé au creux d’une poche. Il contempla la rue en tirant des bouffées grises et vida à grandes goulées bruyantes le fond de la bouteille dont il essuya soigneusement le col. Intrigué, il se demandait où pouvaient bien mener ces quelques marches, sur trois paliers, adossées à la courbe d’un mur couronné de feuillage.

Il décida d’y aller voir de près, sans oublier de fixer une image de la scène depuis l’encadrement de la fenêtre. Il régla avec minutie l’objectif et la vitesse de son Rollei en tenant compte de la faible lumière que diffusait le lampadaire. Puis il choisit son angle et s’assura que la rue était déserte au moment d’appuyer posément sur le déclencheur jusqu’au froissement métallique des volets obturant le diaphragme. Il tira de son blouson de cuir un petit carnet noir à élastique et un crayon à encre dont il suça la mine violette du bout de la langue avant de noter, comme il avait l’habitude de le faire, un titre, la date et l’heure de prise de vue et des informations techniques — sensibilité, marque du film, distance, ouverture, vitesse — accompagnées d’un commentaire.

Après avoir inscrit d’une belle écriture ronde "Soir de novembre sur la Butte", il relut la légende qu’il avait choisie pour la photo précédente : "Gabrielle endormie"

Il hésita avant de la compléter : "A Gabrielle endormie, pour toujours", puis il se ravisa, déplaçant la virgule : "A Gabrielle, endormie pour toujours".

Il serra le carnet dans sa poche, rangea son appareil, referma la fenêtre. La nuit était tombée. Il fallait partir. En franchissant le seuil de la chambre son regard se porta vers le lit défait, au fond de l’alcôve. Dans le désordre des draps froissés gisait un corps, nu, blanc, pulpeux, dont les longs cheveux roux en bataille cachaient mal le visage bleui. Jean le trouva beau, en dépit de ses yeux étonnés et du cri en suspens qui déformaient les traits. Il songea un instant à tirer un second portrait, mais renonça.

«Il fait vraiment trop sombre. Je ne vais tout de même pas gâcher de la bobine» décida-t-il en claquant la porte derrière lui.

Paul BÉNÉZET