Ils ne croyaient pas si bien dire! Depuis maintenant cent cinquante ans que le phénomène avait commencé, il n’y avait pas d’autre couleur sur terre que le bleu. Le ciel, la mer, on avait l’habitude mais le sol, les troncs des arbres, les feuilles tout avait fini par bleuir. Les maisons, et à l’intérieur les meubles, les sols, les murs, les plafonds, les champs, les routes, les rivières, les fleuves : on ne voyait partout que du bleu.
Pour les êtres vivants cela avait commencé par les plus petits d’entre eux : sur les premières bactéries on n’avait rien remarqué. En ce qui concerne les insectes, la première abeille bleue avait fait sensation, à la première vache bleue on avait cru à un coup publicitaire, ce n’est qu’au premier cheval bleu qu’on avait commencé à s’inquiéter. Pour les papillons et certains oiseaux rien d’exceptionnel lorsqu’ils avaient commencé à muter, on avait l’habitude d’en voir des bleus mais le premier chien bleu avait fait sensation et que dire du chat, et de la girafe.
Les scientifiques avaient commencé à avouer leur impuissance à trouver une explication, mais lorsque était né le premier bébé bleu le problème était devenu une catastrophe mondiale.
Petit à petit tous les êtres humains étaient devenus bleus. Bleu clair au départ, la peau avait fini par foncer et était devenue bleu marine. Tout y était passé, la couche d’ozone, les OGM, les pesticides, les satellites, les tests bactériologiques, les terroristes, les maladies génétiques, toutes les pistes avaient été explorées avec soin.
Les savants de tous les pays avaient été regroupés par secteurs de recherches dans de grands centres : analyse de sang, analyse génétique, analyse des aliments, de la pollution de l’air, de la pollution de l’eau, des fibres synthétiques, des carburants, de la nourriture, des produits ménagers, des shampoings, des lessives, de tout. Ils passaient leur temps à analyser, à extrapoler, à rechercher le point de départ de la mutation. Mais surtout pourquoi tout y passait.
Comment faire pour sauvegarder d’autres couleurs : on avait enterré toutes sortes de choses, on avait surgelé, on avait cryogénisé, on avait enregistré des CD, des films avant que l’hécatombe soit totale, il fallait laisser un témoignage aux générations futures, faire savoir aux descendants qu’autrefois il existait des couleurs.
Les vrais problèmes avaient commencé lorsqu’on s’était aperçu que puisque tout était bleu on ne distinguait plus ni les choses ni les personnes. Les gens se rentraient dedans, on n’osait plus circuler en voitures car on ne voyait plus ni les routes ni les autres véhicules et les accidents étaient impressionnants.
Certains ne trouvaient même plus leur maison. Les familles vivaient toutes reliées pour ne plus se perdre. On avait inventé des espèces de laisses pour arriver à vivre ensemble sans se perdre. Les yeux ne servaient plus à rien et tout le monde marchait les mains en avant pour détecter les obstacles.
Le monde était devenu une sorte de grand tableau bleu où on survivait à l’aveuglette. On se nourrissait de légumes bleus, de pâtes bleues, de fruits bleus, les boulangers arrivaient à fabriquer du pain bleu avec la farine bleue, les tomates étaient bleues mais avaient encore le goût de tomates.
On avait de gros problèmes pour les boissons, l’eau était bleue, mais le lait était de la même couleur, les oranges bleues donnaient du jus bleu, le raisin bleu donnait du vin bleu. Il était difficile de ne pas se tromper et de donner un petit coup de vin bleu au gamin pour son goûter à la place du jus d’orange. C’est ainsi que les premiers enfants alcooliques avaient fait leur apparition.
On ne distinguait plus le jour de la nuit, on ne savait pas si on était dehors ou dedans. On le remarquait assez rapidement quand il y avait une averse. Quelquefois il y avait une fuite d’eau dans la maison et les gens croyant qu’ils étaient dehors et qu’il pleuvait, sortaient vite se mettre à l’abri en croyant qu’ils rentraient dans leur maison.
Il n’y avait plus de différence entre le jour et la nuit. Certains commençaient à se lever alors qu’au même moment d’autres allaient se coucher. La grande panique. Il fallait trouver une solution, faire quelque chose. On avait commencé par demander aux gens de laisser les télévisions et les postes de radio allumés et on leur donnait l’heure. On avait installé des haut-parleurs dans les rues et on informait les populations. On leur disait quand ils pouvaient se lever, on leur disait quand ils devaient manger, quand ils pouvaient aller se coucher.
Enfin les chercheurs avaient fini par trouver qu’en fait c’était des particules d’un grand trou noir qui avaient fini par se satelliser et avaient commencé par se déposer sur toute la surface du globe terrestre. L’oxygène de l’air avait provoqué un phénomène de synthétisation et de photogenèse qui avait permis aux radiations de la stratosphère de développer ce phénomène qui transformait en bleu tout ce qui était sur terre.
Ouf ! Enfin on respirait, on savait ! Il ne restait maintenant plus qu’à inverser le phénomène et la terre serait sauvée. Tous les chercheurs s’étaient attelés à la tâche. Les gouvernements et les rois de toute la Terre avaient promis des milliards de dollars en billets bleus et non plus verts, des tonnes d’or bleu à celui qui trouverait la solution. Stimulés, qu’ils étaient nos savants. Ils cherchaient, ils inventaient, ils recherchaient, mélangeaient, faisaient les hypothèses les plus loufoques, ils étaient prêts à tout pour sauver la planète bleue (et encaisser le magot). Ils testaient sur eux-mêmes les breuvages les plus ignobles, se pommadaient avec les crèmes les plus puantes qu’ils avaient pu inventer, se nourrissaient avec les aliments les plus horribles qu’ils avaient mis au point... Enfin « Il » trouva ! «Il » avait inventé le remède miracle qui faisait partir cette horrible couleur que tout le monde avait fini par détester. L’antidote permettait de ne plus voir ce bleu, tout devenait transparent…. C’est ainsi que le monde disparut.
Catherine CROCHOT