E.Pericoloso...

Auteur: 
Année: 
2005

— Je vous le répète, oui, je l'ai vu basculer dans le vide et tomber droit comme une pierre…

— Pas une raison pour stopper mon métro à l'heure de pointe ! Vous imaginez la pagaille ?

Le petit homme chargé d'instruire cette pénible affaire remonta ses lunettes sur le front, massa longuement la naissance de son nez qu'il avait long et étroit entre l'index et le pouce de la main gauche et me fixa, sans vraiment me regarder, de ses yeux dilatés par une forte myopie. Puis il articula avec application, détachant chaque syllabe comme pour mieux contenir un juste courroux :

— Ainsi, vous pré-ten-dez…

Il laissa sa phrase en suspens, fit mine de fouiller dans ses dossiers, le buste penché en avant, pour la reprendre après un long silence, avec une douceur maîtrisée :

— Ainsi, vous prétendez…

 

— Oui monsieur. Comme je vous l'ai déjà dit, il devait être six heures…

 

...Six heures. La rame du R.E.R., aérienne sur cette portion de ligne, ralentit à l’approche de la station après avoir franchi le fleuve et s’immobilise au signal d’un feu rouge qui régule le trafic. Les voyageurs déséquilibrés par le coup de frein brutal protestent. Dehors, le petit matin grisaille les immeubles du quartier, bureaux pour la plupart en construction, béton, poutrelles d’acier, dans un encombrement de grues dont les bras sémaphores se meuvent avec lenteur. Le feu passe au vert.

« Mon Dieu, regardez ! » je m'écrie soudain, le nez collé contre la vitre embuée de la voiture de queue, juste au moment où le convoi s’ébranle. « J’ai vu quelqu’un tomber d’une fenêtre de la tour, là-haut ! » Et d'appuyer sur le bouton du signal d'alarme ; instinctivement. Le convoi happé sous terre par la voie déclive se range déjà le long du quai dans un crissement aigu. Les passagers pressés d’emprunter les couloirs de leur correspondance ne me prêtent aucune attention. D’autres manifestent de l’impatience. « On va être en retard. C'est comme ça tous les jours. Des voyous ! ».

C'est alors que vous arrivez en hâte, monsieur le chef de gare, flanqué d'un contrôleur. Je m'explique ; vous me priez de vous suivre jusqu'à votre bureau pour enquête, après avoir libéré d'un coup de sifflet rageur les voitures trop longtemps à l'arrêt.

 

— Et vous maintenez vos déclarations ? Je note donc : « Le contrevenant affirme avoir vu un corps basculer dans le vide. »

En êtes-vous si sûr ? insiste le petit homme en terminant la frappe de son rapport sur une Remington fatiguée. Le commissariat que je viens d’appeler ne signale aucune défenestration ; ni les pompiers, ni le Samu. À la distance où vous vous trouviez, ce que vous avez pris pour un homme pourrait bien être un sac jeté par-dessus bord par des ouvriers. Un sac de ciment, suggère-t-il. Quoi qu'il en soit, vous conviendrez, primo, que l'accident, si accident il y a, ne nous concerne pas et, secundo, que l'usage du signal d'alarme était, dans de telles circonstances, comment dirais-je… superfétatoire !

Il y avait comme une menace dans ce qualificatif précieux qu'il lâcha avec gourmandise du bout des lèvres, après l’avoir soigneusement pesé. Il mit fin à l'entretien en me priant de signer le dernier feuillet qu’il venait d’extraire, d’un coup sec, du rouleau de la machine.

— Et n'oubliez surtout pas, monsieur… (il jeta un coup d'œil sur ma carte d'identité) …Bertaud, de vous tenir à la disposition de la Compagnie. Elle ne manquera pas de donner une suite à ce regrettable incident, ajouta-t-il, en repoussant sa chaise avec lassitude.

 

 

La journée était humide, sans joie. Julien Bertaud décida de ne pas regagner son bureau.

D’une cabine téléphonique, au coin de la rue, il appelle madame Adam, la standardiste, improvisant un méchant prétexte à l'adresse de son chef de service. Il n'avait jamais su mentir avec grande imagination.

— Non, ce n’est pas grave. Oui, c’est çà, à demain.

Libre, il se sent tout à coup désemparé, ne sachant trop quoi faire de ces heures volées. L'interrogatoire vétilleux qu’il vient de subir l'a exaspéré. « Je n’ai pourtant pas rêvé » ressasse-t-il, incapable de chasser de son esprit la chute terrible qu’il se repasse en boucle, au ralenti, comme une séquence choc dans Plein les yeux, à la télé. Il va rentrer chez lui et tenter d'oublier.

« A moins de mener ma propre enquête. Sur place, je trouverai bien quelqu’un pour me renseigner. Un concierge, des commerçants voisins. »

 

Il cherche à s'orienter à l'aide d’un plan collé au dos d'une sucette[1] Decaux. Le plan date d'avant la réhabilitation du secteur. Le quartier n'est plus qu’un vaste chantier à ciel ouvert. La plupart des bâtiments ont été éventrés par les bulldozers. Julien a du mal à se repérer dans ce désordre de terrains vagues encombrés de poutrelles, de matériaux à l'abandon et d'édicules coiffés de tôles ondulées. Le premier ouvrier croisé désigne de la tête un abri Algeco faisant office de cantine. Lui ne sait rien. Il est pressé.

— Un accident ? On n'est pas au courant. Ça se saurait, répond le bistro en posant sur le comptoir une tasse émaillée. Ça fait un Euro. Au plaisir !

Le petit noir brûlant est amer. Trop grillé, estime Julien qui ne sucre plus son café depuis longtemps.

— Au plaisir !

 

Le temps ne s'est pas arrangé. L’orage menace. Julien est sur le point d’abandonner sa recherche lorsque se dresse devant lui une haute structure métallique. La tour. Il la reconnaît. Le fleuve est là, tout proche et le métro, dans cette direction. C'est bien elle.

Chantier interdit. Port du casque obligatoire.

Le site semble pourtant déserté.

Un trou dans la palissade. La boue grasse empâte les boots. Dans les escaliers, bruts de décoffrage, flotte l’odeur fade du béton. Eparpillées, des gaines de pvc orange jaillies du sol vomissent leurs tripes électriques. « Attention où tu mets les pieds ! »

Les cloisons de placo sont déjà taguées remarque Julien, sensible aux graphismes noirs et mauve fluo. FUCK KEUFS, il déchiffre.

Jusqu’au sixième étage, son regard bute sur les barres d’immeubles dont les parois de verre dupliquent la laideur du ciel. Sur le dernier palier, une porte, encore protégée par un film plastique, coincée dans son chambranle. Il la force. Elle donne sur une pièce aux murs fraîchement enduits. En face, une baie, largement ouverte sur le ciel. Une simple balustrade en planches provisoires le sépare du vide. Julien s’avance. En se penchant un peu, il devrait apercevoir, en bas, sur sa droite, l’amorce du tunnel où plongent les rails du métro. Tiens, justement, un train ralentit et marque l'arrêt au signal rouge…

 

« Mon Dieu ! s’écrie un homme, le nez collé contre la vitre embuée de la voiture de queue. J’ai vu quelqu’un tomber d’une fenêtre de la tour, là-haut ! »

 

Paul BENEZET

 


[1] Panneau publicitaire surnommé ainsi à cause de sa forme