A quoi peut bien servir un trésor si personne n’en profite ? Sarah se pose la question du haut de ses quatre-vingt-huit ans. C’est qu’elle en a entassées des choses depuis toutes ces années. Elle s’était juré de ne plus se laisser encombrer, que c’était fini cette époque-là où elle gardait tout, se disant que tout pourrait un jour avoir une utilité. Elle a jeté, elle a trié, elle a donné. C’est sa fille qui l’a un peu obligée. Elle a gardé aussi, bien précieusement, caché en haut de son armoire, derrière ses vieilles boîtes à chapeaux qu’elle ne portera plus. C’est ça son trésor, celui qu’elle veut garder quand elle ne pourra plus rester chez elle et qu’elle devra se défaire de ses meubles, ses bibelots, sa maison, son jardin, ses fleurs. Ça au moins, on ne lui piquera pas ! Reliques bien emballées de l’époque des joues lisses et des rires des enfants. Tout a vécu, tout est passé et la fragilité a pris sa place, perfide et infaillible. Sarah sait que le compte à rebours a commencé. Pas la peine de rêver Sarah, elle t’aura aussi la faucheuse, personne n’y échappe. Certains ont juste un sursis, mais tu sais que vivre plus longtemps n’est pas forcément vivre mieux. Tu sais aussi que ta vie, à toi, elle se conjugue au passé composé. J’ai été belle, tu m’as rencontrée, il m’a offert une jolie bague avec une pierre bleue, nous nous sommes aimés, vous nous avez enviés, ils sont nés, ils sont partis, ils t’ont oubliée Sarah… Elle se parle tout haut et n’en éprouve aucune honte, personne ne l’entend et ça fait toujours une présence.
La petite chaise est posée près de l’armoire. Elle l’approche, monte dessus sans trop de peine, l’habitude, repousse les boîtes rondes de ses bibis de feutre et de tulle, tend le bras… la voilà ! Le contact est froid et dur mais rassurant. Un toucher cadavérique pour un contenant de toute une vie, ironique non ? Le fer de la boîte à biscuits est intact, aussi beau que le jour où elle y a déposé sa première lettre avec cette photo où il pose en uniforme de l’armée. Elle n’a pas besoin de la retourner, elle connaît la date par cœur, 26 mai 1944. Elle descend de la chaise prudemment, elle a tout son temps. Manquerait plus qu’elle se casse quelque chose, s’en serait fini de sa tranquillité, la bonne excuse pour l’envoyer chez les vieux, et là, finie la belle vie. C’est que ça ne rigole pas là-bas il paraît, il n’y a qu’à voir les scandales au sujet des personnes qu’on appelle pudiquement du quatrième âge. Ça la fait sourire, elle sait qu’elle n’ira pas puisqu’elle ne le veut pas. Et même si sa fille et son gendre lui en parlent chaque fois qu’ils l’appellent, ça lui est égal à Sarah. Elle se dessine une insouciance d’adolescente et elle parvient presque à y croire.
Le second chausson a touché le plancher, la chaise est reposée à sa place à côté de l’armoire. Sa main tremble un peu quand elle s’approche du lit pour s’y asseoir. Ça lui fait ça chaque fois qu’elle va ouvrir sa boîte de petits Lu qui n’en a plus l’odeur mais dont elle se rappelle la saveur un peu salée et la texture si douce quand ils fondaient sur la langue après les avoir trempés dans le café. Elle ne fait plus de café. Trop dangereux tous ces appareils électriques. Sa fille lui a tout enlevé : la cafetière, le grille-pain, le séchoir, finies les excentricités, de toute façon tu veux plaire à qui ? Sa mémoire commence à lui faire défaut. Elle a oublié des noms, des lieux, des anecdotes qu’elle aimait raconter. Tout s’enfuit, s’échappe, et aucun filet à souvenirs n’a encore été inventé. Les visages, l’enfance, les fêtes de famille. Le phosphore que le médecin lui donne elle n’en veut pas, il y a des choses contre lesquelles on ne peut pas aller, c’est comme ça. Ce qu’elle garde bien gravé en elle ce sont les malheurs, tenaces ceux-là. Les maladies, les sombres histoires, les morts de plus en plus nombreux, en témoignent les coupures de la rubrique nécrologique qu’elle accumule dans le tiroir de sa cuisine, par-dessus son livre de recettes dont elle ne se sert plus. Tiens, elle l’a gardé celui-là… Elle ne cuisine plus, ses repas arrivent chaque jour. Elle aime bien la visite de Fabien le matin à 11h30. Il n’est pas bavard mais il prend le temps de prendre des nouvelles, elle parle pour deux. Ce midi c’était poulet basquaise, pas mauvais… Les douleurs lui restent. Son mari, Jean, parmi les morts lui aussi. Alors elle a gardé. Prévoyante la Sarah. La trouille d’oublier sans doute. C’est là-haut, derrière les chapeaux. Du souvenir en conserve, du longue conservation, à consommer sans modération. L’ivresse viendra peut-être cet après-midi à force de trop boire à la taverne du passé. Se plonger dans la jeunesse, dans ce qui a été si bon jusqu’à se sentir légère, un peu grise. Qui ça gênera l’ivresse d’une femme de quatre-vingt-huit ans ?
Le couvercle est à présent posé sur le couvre-lit matelassé. Ses doigts s’immergent dans le papier à lettres trop fin qui se déchire aux pliures, le relief encore perceptible de la mine du stylo qui s’enfonce sous les mots d’amour maladroits, le granuleux des photos, la douceur indemne d’une mèche de cheveux sauvée après une tonte réglementaire avant le dernier départ, le piquant presque jouissif d’une broche de pacotille qu’il lui avait offerte à la naissance de Michèle et qu’elle avait portée jusqu’à ce que le fermoir cède. Un bain de mémoire, même si certaines choses sont déformées, même si elle sait que tout finit par disparaître et que les lettres n’ont plus le sens qu’elles avaient hier, même si elle sait qu’elle a posé son dernier regard sur tout ce fatras il y a quelques semaines, quand elle y voyait encore. Aujourd’hui ses mains sont ses yeux, mais par pitié, que sa fille ne l’apprenne pas.
Marie CARRIOT