La cité idéale

Année: 
2009

Tout avait commencé le jour de la rentrée scolaire. C'était le 2 septembre. De 8h15 à 8h45, Monsieur le Maire s'activait pour se montrer dans toutes les cours d'écoles maternelles et primaires de sa municipalité. Il était là pour écouter les doléances des instituteurs, les réclamations des parents, parfois aussi les exigences des enfants, et accessoirement quelques remerciements pour les travaux qui avaient été réalisés pendant l'été. Et ce jour-là, en arrivant à toute vitesse à sa dernière école primaire, à bord de sa grosse voiture familiale comme tout bon père de famille nombreuse, il manqua d'écraser un enfant en retard qui traversait la rue en courant, de peur de se faire punir dès le premier jour ! Le policier municipal qui devait permettre aux élèves de traverser sans risque était déjà reparti : il avait promis à son fils de 7 ans de le rejoindre dans la cour de récréation avant sa rentrée en classe.
Monsieur le maire et son conseil municipal chargèrent donc une commission d'étudier les problèmes de sécurité aux abords des écoles. Lorsque celle-ci rendit son rapport, elle avait trouvé la solution.
C'est ainsi que fut construite et inaugurée en grande pompe la passerelle qui permettait aux enfants de rejoindre leur école en toute sécurité. Et le policier qui avait failli à sa mission se vit confier les semis à la jardinerie municipale.

Quelle excellente idée, cette passerelle ! Sauf que les mamans qui accompagnaient leur progéniture avec le petit dernier dans la poussette se mirent à rouspéter, de plus en plus fort. Plus personne n'arrêtait les voitures aux heures d'entrée et de sortie des classes. Les poussettes qui précèdent toujours les mères quand elles traversent, risquaient de se faire renverser et, en conséquence, les bébés de se faire écraser. Le Maire, très compréhensif, installa donc un ascenseur de chaque côte de la passerelle pour remédier à ce problème.

Tout le monde était content ! Sauf que les maîtresses devaient désormais chercher les retardataires. Ils restaient plantés sur la passerelle en faisaient semblant de conduire les voitures qui passaient dessous : c'était tellement mieux que les jeux vidéo. Le policier préposé aux semis fut donc consigné sur la passerelle afin d'expédier les récalcitrants dans la cour de l'école.

Les problèmes se solutionnèrent donc et le Maire espérait enfin passer à un autre sujet ! Sauf que, la commune compte 6 écoles primaires et maternelles et que les parents des autres établissements scolaires se mirent à se faire entendre. Aussitôt, le premier magistrat de la ville ordonna la construction d'une passerelle près de chaque école, chacune avec un ascenseur de chaque côté, et des jardiniers municipaux dessus pour faire la police.

La paix sociale arriva. Sauf que, comme toute ville, celle-ci comptait de nombreux carrefours fréquentés. Et ses citoyens, qui s'étaient habitués aux passerelles avec ascenseurs, réclamèrent d'en faire installer dans tous les endroits déclarés dangereux. La population en dénombra 38, le maire lui n'en trouva que 9. Un mouvement populaire sans précédent secoua la cité. Les médias s'en firent l'écho. Et le Maire se rendit à l'avis de la majorité bruyante : il fit ériger 38 passerelles supplémentaires, avec ascenseurs et il réquisitionna les employés de l'état civil pour suppléer la police et les jardiniers aux heures de pointe.

Le Maire avait réussit à satisfaire ses administrés. Sauf que les papys et les mamys fondèrent une association de défense des usagers des passerelles afin que celles-ci soient réunies par des passerelles, qu'on y installe des bancs, des espaces verts, et des boutiques où ils pourraient se promener, faire leurs achats et papoter sans être dérangé par le flux incessant de la circulation et les klaxons intempestifs d'automobilistes pressés. Ils furent rapidement rejoints par des parents qui réclamèrent des aires de jeux sécurisées, pour que leurs enfants puissent y jouer sans risquer d'envoyer leur ballon sur la chaussée en contrebas. Le maire s'exécuta, reconvertissant les activités des préposés au service de l'urbanisme en missions d'aide aux personnes âgées et en éducateurs sportifs de futurs footballeurs, basketteurs, handballeurs et autres jongleurs en herbe.

L'année scolaire arriva à sa fin. Avec l'été, les enfants partirent en vacances, les grands-parents rejoignirent la Côte D'Azur, et les passerelles furent désertées. La cité idéale avait été inventée. Monsieur le Maire arborait fièrement sa réussite, avant d'arborer la Légion d'Honneur, du moins, l'espérait-il. Sauf que, à la rentrée suivante, aucun enfant n'était inscrit dans les écoles, et les grands-parents ne se promenaient plus sur le réseau serré des passerelles réunies. Sous la gigantesque plate-forme ainsi formée, les maisons étaient devenues sombres, humides et la lumière électrique indispensable à toute heure de la journée. Les jardins offraient un gazon jauni par le manque de soleil. Les mousses abondaient sur la souche des arbres coupés pour dresser les passerelles. Les parcs n'accueillaient plus les amoureux, même pour les traditionnelles photos le jour de leur mariage. Les citadins avaient fui. La ville ne comptait plus désormais qu'un seul habitant : Monsieur le Maire. Même sa femme et ses enfants étaient partis.

Ils l'attendaient dans une autre commune où il n'y avait pas de passerelle avec ascenseur près des écoles, simplement des ralentisseurs qui obligeaient les voitures à ralentir. Sauf que les automobilistes de cette agglomération-là décidèrent de protester contre les ralentisseurs qui usaient prématurément les amortisseurs. Et le Maire du lieu accepta de les écouter. Avec son conseil municipal, il chargea une commission d'étudier le problème de l'usure prématurée des amortisseurs des voitures sur les ralentisseurs. Lorsqu'elle rendit son rapport, elle avait trouvé la solution : il était impératif de construire, aux abords des écoles... des souterrains.