L'armoire flamande

Année: 
2010

Louise se tient à l’écart, dans une petite pièce vide, ornée d’un seul tableau éclairé par un projecteur fatigué. La collégienne s’est éloignée de son groupe. Elle a horreur des musées, de la peinture et surtout de ses camarades de classe.

La visite guidée est un supplice. Comme des oiseaux échappés de leur cage, les élèves jacassent sans répit et courent en tous sens dans les salles. Le professeur a vainement tenté de ramener le calme :

« Nous sommes ici dans le cadre d’une sortie culturelle, pas pour un parcours d’orientation ! »

Malgré leurs rires polis, les adolescents ont poursuivi la découverte des chefs-d’œuvre de la peinture flamande dans un mouvement aléatoire, en dépit des recommandations de l’enseignant.

Même si certains suivent avec application la visite, la plupart, restés en arrière, ricanent devant une série révélant la nudité rose et charnue de jeunes femmes alanguies. En entendant les commentaires ineptes de ses camarades, Louise s’est éclipsée.

La collégienne a perdu ses parents l’été dernier et s’est elle-même étiolée : elle ne sait plus rire, ni pleurer. Elle a oublié combien son âge peut s'enflammer devant le beau, l’inattendu, l’insolite. Autrefois épanouie et brillante, elle ne peut désormais se départir de son air morose et de ses épaules affaissées.

Dans la pièce retirée, l’unique peinture, grandeur nature, représente une scène d’intérieur typiquement flamande. Comme sur un instantané, les personnages semblent pris sur le vif, le regard artificiellement tourné vers le spectateur du tableau.

L’inscription sur le côté porte la mention : Anonyme, XVII ème siècle. C’est un peu court, songe Louise.

Mais elle ne bouge pas, séduite malgré elle par la composition équilibrée de la toile, ordonnée autour du père et de la mère placés au centre. A gauche, sous la fenêtre dont les vitraux à la dominante sanguine se fondent dans l’éclat rougeoyant du crépuscule, le grand-père majestueux sur une chaise cathédrale savoure l’instant, yeux mi-clos ; la grand-mère, à droite du couple, vient de lever la tête, interrompant quelque travail d’aiguille. Deux enfants, en arrière-plan, tournent le dos au spectateur, plongés dans une activité apparemment captivante. Une porte ouverte sur une galerie offre une perspective démesurée derrière la grand-mère. Au premier plan, à droite, se tient une armoire. Pauvrement sculptée, elle exprime l’existence modeste et réglée de ses propriétaires.

Louise est fascinée par la mère : les yeux lumineux, quelques boucles dorées ornant un front au teint clair, la tête inclinée, elle incarne la gardienne de la quiétude familiale. Le père lui tient la main et ses yeux paraissent refléter l'ardeur d’une flambée en vis-à-vis, comme si le spectateur se trouvait être le foyer de cette intimité.

Louise goûte l’harmonie de la scène. Elle songe à la vie qu’elle menait autrefois…

Subitement, elle sursaute et se retourne : un appel du professeur retentit dans la galerie. Louise resterait bien... Qui se soucierait de son absence ? Certainement pas sa tante ni son oncle, qui ne cessent de lui reprocher ce qu’elle leur coûte depuis qu’ils l’ont recueillie.

La collégienne se retourne vers le tableau et tressaille : ce n’est plus tout à fait la même œuvre. L’éclairage a légèrement varié : cela provient des projecteurs ou du mouvement du soleil dans la grande galerie peut-être… Puis, elle réalise avec surprise que l’armoire est entrebâillée : ce détail lui semble nouveau… Serait-ce un effet d’optique ? L’intérieur du meuble est sombre : elle aurait plutôt imaginé une armoire aux piles de linge blanc impeccablement plié et rangé. Or, derrière la porte entrouverte, il n’y a aucune étagère. Se souvenant de ses cours, elle observe quelques détails se rapprochant de la manière baroque : la galerie vers l’infini, un miroir créant une mise en abyme, les mouvements ébauchés par les personnage, les jeux d’ombre et de lumière…

Regardant de plus près l’armoire, la jeune fille est troublée : elle discerne une silhouette à l’intérieur. Cette scène intime lui paraît avoir un sens différent. Elle est persuadée qu’il y a réellement quelqu’un dans le meuble, ce n’est pas un trompe-l’œil. Le grand-père, malgré son air paisible, regarderait-il en direction de l’armoire ? Même la tête inclinée de la mère suggère qu’elle tend l’oreille plutôt du côté opposé à son mari. Attendent-ils quelqu’un ?

Louise n’a plus envie de partir. Cette armoire ouverte est comme une invitation…

« Ah! Te voilà ! Cela fait un quart d’heure que nous te cherchons! Tu es absolument insupportable ! »

Louise frémit, elle n’a pas entendu son professeur venir. Ses yeux exorbités, son intonation rageuse, le mouvement brutal qu’il fait pour l’attraper la terrorisent soudainement. Elle recule, recule encore, réalise que c’est impossible, la pièce n’est pas si grande que cela. Puis, elle sent un obstacle dans son dos. Elle le tâte et effleure étonnée une surface en bois. Elle ne se retourne pas, retient sa respiration et recule définitivement, souhaitant que ce ne soit pas un rêve.

Le musée reçoit toujours des collégiens, mais avec un nouveau professeur d’arts plastiques. Le précédent est en congé longue maladie. Il est vrai que de voir cet homme bredouiller « le tableau l’a mangée, le tableau l’a mangée ! » était pénible pour ses collègues, sans compter l’enquête de police, la tante réclamant une indemnité pour le préjudice moral subi, le rectorat dépêchant une cellule psychologique dont on ne savait que faire…

Dans le musée, rien n’a été modifié. Le conservateur n’a pu se résoudre à déplacer le tableau anonyme. Comme toujours, lorsqu’il passe dans la pièce, il a la curieuse impression que la représentation s’est encore subtilement transformée. Mais il ne s’est jamais appesanti sur les détails. Peut-être préfère-t-il ne pas voir et ne pas savoir.

Il a sans doute raison, car, depuis quelque temps, l’armoire est entrouverte sur des étagères aux piles de linge blanc impeccablement plié et rangé. La scène a conservé son atmosphère paisible.

Et en arrière-plan, tournant le dos au spectateur et plongés dans une activité apparemment captivante, trois enfants confortent l’équilibre de la composition du tableau.

 

Marie – Sophie MARTINET